Parmi les débats qui agitent le landerneau mondial en général et qui divisent les libéraux en particulier, figure le problème de la propriété intellectuelle.
Il y a quelques mois, j'ai eu le plaisir de débattre de ce sujet avec Mickaël Mithra, de la
Page Libérale. Ce blog prétend être libéral mais penche nettement à droite, en donnant dans l'atlantisme le plus naïf et l'anti-immigration.
Mickaël Mithra doit y être le seul vrai libéral.
En tout cas, voici un résumé de mes arguments lors de cette discussion sur la question de la propriété intellectuelle.
Tout d'abord, il faut distinguer la "propriété intellectuelle" proprement dite du "code de la propriété intellectuelle", qui est un ensemble de lois instaurées par les états. De la même façon que les lois régissant la propriété sont distinctes du problème philosophique de la propriété, je m'occupe ici uniquement du problème philosophique de la propriété intellectuelle (ou de l'information), plus précisément je veux déterminer si la propriété de l'information existe ou pas: a-t-on le droit de revendiquer la propriété d'une information? En second lieu seulement, nous pourrions (dans un nouveau message) examiner comment on pourrait inscrire dans la loi la propriété de l'information.
Par conséquent, gardez à l'esprit que, dans ce message, toute objection du type "oui, mais l'état limite la propriété intellectuelle à 25 ans seulement dans le cas des brevets" est irrecevable. Peu importe ce que fait ou ne fait pas l'état, cela n'a pas d'influence sur la nature de la propriété de l'information.
Pour couper court à tout suspense, je précise que je suis convaincu de l'existence de la propriété intellectuelle, contrairement à Mickaël Mithra qui soutient que l'on ne peut être propriétaire que d'objets matériels.
Lors de notre discussion, j'avais pris comme définition de la propriété
la définition même qu'en donne Mickaël Mithra:
Tous les droits sont des droits de propriété d'une personne sur une ressource aliénable.
3-1- Chaque personne détient les droits de propriété sur ce qui est sous le contrôle direct et exclusif de sa conscience.3-2- Tout autre droit de propriété naît du premier usage conscient de ressources aliénables sur lesquelles aucun droit de propriété n'existe.
Le mot important dans cette définition est "aliénable". "Aliénable" est un concept juridique qui signifie "que l'on peut créer, détruire et transmettre intégralement". Cela s'applique notamment aux objets matériels: une pomme (pour reprendre l'exemple donné par Mickaël) a été créée, peut être détruite et donnée à quelqu'un d'autre. En revanche, Mickaël Mithra remarque, fort justement, que les concepts (c'est à dire des idées contenues dans l'esprit humain) sont inaliénables:
3-2 Les concepts sont inaliénables (on ne peut pas les détruire et ils sont
universellement consommables). Notamment, les droits de "propriété
intellectuelle" n'existent pas.
En effet, on ne peut pas détruire un concept. Par exemple, il n'est pas possible de détruire l'idée que le ciel est bleu. Mais, là où Mickaël Mithra se trompe, c'est qu'il en déduit l'inexistence des droits de propriété intellectuelle. Il est d'avis que toute information est inaliénable.
Je vais m'attacher ici à démontrer que certaines informations (en fait une infinité) sont effectivement aliénables: on peut les créer, les détruire et les transmettre intégralement sans en conserver de copie.
Prenons l'information numérique, qui est souvent à la base des problèmes de propriété intellectuelle de nos jours (par exemple le téléchargement de musique). J'appelle information numérique (ou message pour faire plus court) toute suite ordonnée de 0 et de 1. Bien entendu, chaque élément de l'information est un bit. Notez bien que, pour Mickaël Mithra, comme les concepts 0 et 1 sont inaliénables, une information numérique ne peut pas faire l'objet de propriété. En fait, ce qui est important dans l'information numérique n'est pas qu'elle est composée de 0 et de 1 (qui ne sont que des symboles), mais la façon dont ces 0 et ces 1 sont arrangés entre eux. La longueur d'une information numérique est tout simplement le nombre de symboles utilisés pour l'écrire.
La théorie de l'information, que j'ai étudiée il y a longtemps, vient à ma rescousse. Elle permet de faire intervenir les notions de compression et de complexité de l'information numérique, que je définis ainsi:
-j'appelle compression tout procédé permettant de reconstituer fidèlement, intégralement et en un temps fini (les spécialistes diraient "par un algorithme"), une information numérique (appelé message initial) à partir d'une autre information numérique. Dans ce cas, on dit que le second message est obtenu par compression du message initial. Généralement, la compression a pour but de gagner de la place, mais pour ce que je veux en faire, cela n'est pas nécessaire,
-j'appelle complexité d'une information numérique la plus petite longueur de toutes les informations numériques obtenues par sa compression.
Il faut noter, et cela est plutôt désespérant (mais que voulez-vous, le monde est terrible), que l'on ne sait pas calculer la complexité d'une information numérique. Tout ce que l'on peut en dire, c'est qu'elle est inférieure ou égale à la longueur, puisque tout message est bien évidemment sa propre compression. La théorie de l'information dit néanmoins qu'un message "au hasard" (c'est à dire ou chaque 0 ou 1 est tiré à pile ou face) a généralement une complexité très grande alors qu'un message consistant par exemple en une longue suite de 1 peut être comprimée en quelques bits seulement.
Je dis que toute information numérique
suffisamment complexe est aliénable. Je ne me prononce pas sur le seuil au-delà duquel la complexité d'une information numérique la rend aliénable (puisque que la complexité ne peut pas être calculée, quel intérêt de toute façon?). Par contre, je pense que ce seuil est très bas, sans doute pas plus de quelques centaines.
Je puis par exemple tirer 1024 fois de suite à pile ou face et noter en séquence sur un papier 0 pour pile et 1 pour face ou bien créer un message de 1024 bits à ma guise. Un tel message de 1024 bits est très probablement aliénable. En effet, je l'ai créé par mon activité, je peux le détruire en détruisant le papier sur lequel il est noté et je peux le transmettre intégralement en transmettant ce papier. Quelle est la probabilité qu'il existe déjà quelque part avant que je l'ai écrit? Si je détruis le papier, quelle est la probabilité que le message qu'il contenait soit recréé un jour? Ces probabilités sont extraordinairement faibles. Il y a 1,8 x 10^308 (18 suivi de 307 zéros!) messages différents de 1024 bits. En demandant à tous les ordinateurs de l'univers (qui sont moins de 10^80, qui est le nombre de particules dans l'univers connu) d'énumérer tous les messages de 1024 bits possibles à la vitesse de 10^100 messages par seconde (ce qui excède de très loin la capacité de l'ordinateur le plus rapide à ce jour), il faudra encore des milliards de milliards de milliards de milliards de fois l'âge de l'univers (environ 10^15 s) avant d'espérer retomber dessus. L'immense majorité des messages de 1024 bits sont donc aliénables: personne n'en possède une copie avant qu'ils soient écrits et il faudrait des ressources énormes et en tout cas un temps très long avant de les reconstituer s'ils sont détruits.
Cela correspond d'ailleurs à mon crédo libéral: la plupart des oeuvres de l'esprit appartiennent à leur créateur, à celui qui a travaillé pour les produire. Essayez de tirer 1024 fois à pile ou face, vous m'en direz des nouvelles.
Une autre définition du droit de propriété y correspond tout-à-fait:
Les biens auxquels un homme a droit sont toutes les choses qu’il a su se
procurer par une activité honnête (travail, commerce, troc, héritage, don,
etc…), c’est à dire respectueuse de la personne physique, des libertés et des
biens des autres hommes.
Néanmoins, mis devant cette démonstration, certains pseudo-libéraux de la Page Libérale ont contesté la propriété de l'information. En effet, m'ont-ils dit, on ne peut posséder que des ressources rares. Seuls les objets matériels sont des ressources rares. L'information, notamment numérique, peut être dupliquée virtuellement à volonté, donc n'est pas rare. Cette idée est exprimée de façon la plus précise par Mickaël Mithra, qui me signale l'existence de "l'axiome d'exclusion de Hoppe".
Pour simplifier, l'axiome d'exclusion de Hoppe stipule qu'un bien ne peut pas être consommé par plusieurs personnes en même temps. Deux personnes peuvent manger deux pommes différentes, mais on ne peut pas manger une pomme sans porter préjudice à son propriétaire, qui s'en trouve privé. Alors qu'on peut utiliser une information numérique sans porter préjudice à son propriétaire, tout simplement en en faisant une copie exacte (ce qui est très facile). On retrouve l'argument classique du pirate: "en copiant, je ne fais de mal à personne".
Ma réponse à cette objection fut plutôt confuse, je le reconnais. J'ai notamment essayé, fort maladroitement, de faire comprendre à mes adversaires que nous vivons dans l'espace-temps et pas simplement dans l'espace, en prenant l'exemple suivant: un cambrioleur peut pénétrer dans votre appartement pendant que vous n'y êtes pas et l'utiliser sans vous porter préjudice. Pourtant, vous n'avez pas forcément envie de savoir que quelqu'un se promène chez vous quand vous n'y êtes pas. L'axiome de Hoppe n'est pas valable dans l'espace-temps.
A la réflexion, je pense toujours que ces arguments sur la rareté des objets matériels et l'axiome de Hoppe ne sont pas recevables, pour plusieurs raisons:
-l'axiome de Hoppe n'est pas mentionné par Mickaël Mithra dans sa définition de la propriété. Mickaël Mithra change les définitions comme cela l'arrange,
-l'information numérique, si elle est suffisamment complexe, est effectivement rare. Comme je l'ai expliqué, tant qu'elle n'est pas copiée, une nouvelle information numérique n'existe qu'en un seul exemplaire. Elle n'est pas non plus "universellement consommable" (pour reprendre le jargon de Mickaël Mithra) car les ressources nécessaires à son stockage sont en quantité finie dans l'univers,
-votre droit de propriété n'est pas lésé quand vous subissez un préjudice physique, mais lorsque votre droit d'usage est lésé, c'est à dire quand quelqu'un se sert de votre propriété d'une manière non conforme à votre volonté. Par exemple, le cambriolage n'est pas punissable seulement si on vous vole ou abime votre appartement mais parce que quelqu'un s'est introduit chez vous sans votre accord,
-à ma connaissance, l'axiome de Hoppe prend sa source dans la justification de l'état pour administrer la propriété des "Commons": il faut que quelqu'un soit propriétaire d'un terrain afin qu'il produise des richesses, alors que si on laisse n'importe qui se servir d'un terrain sans que personne ne l'entretienne (s'il n'appartient à personne), les ressources consommées seront perdues pour les autres. Bref, c'est une objection de type utilitariste et étatique.
D'ailleurs la propriété d'objets matériels est indissociable de la propriété d'une certaine quantité d'informations: une pomme est-elle toujours intéressante pour son propriétaire si elle est écrasée par terre? Quand vous possédez un appartement, vous possédez aussi l'espace qui est à l'intérieur. En fait la matière ne consiste pas seulement en des atomes mais aussi dans un certain arrangement de ces atomes entre eux, donc la distinction entre objets matériels et objets intellectuels est arbitraire.
Pour finir, je suis donc d'avis que la propriété de l'information répond aux mêmes règles que la propriété des objets matériels: on est propriétaire de tout bien aliénable que l'on obtient par son travail, les dons que l'on reçoit et les échanges conclus librement, pourvu que l'on respecte les droits d'autrui. La propriété est le droit d'utiliser une ressource aliénable comme on le souhaite, pourvu que l'on respecte les droits d'autrui.